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SCARIFICATIONS, SILLAGES
Qu’est-ce que la peinture ? Un corps, une peau. De cette observation simple, mais etonnante dans ses prolongements possibles, Kyung Ae Hur en a tire une esthetique de la surface et le la matiere. Bien plus profondement que ne l’avait imagine le groupe Supports Surfaces, la deconstruction est au centre de son travail, et rien dans cette entreprise de sape ne sera epargne. La toile, elle la peint avec force matiere, et couleurs vives, puis elle la taille en pieces, elle la gratte, elle la scarifie, ou elle la decoupe en laniere fines verticales, rendant tout sujet illisible, ou encore elle la reduit en fines parcelles de peinture detachees du support qui sont comme les restes d’un gigantesque raclage de la surface. Quelquefois des lambeaux pendent et s’enroulent comme des langues de vieille tapisserie. D’autres fois on a l’impression de retourner a la poussiere, comme une fin du monde. Avec Kyung Ae Hur la peinture s’est vraiment mise a dechanter. C’est d’abord une vision sadienne du tableau,? que les ongles ont griffe, que la lame du cutter a tranche, que d’invisibles Parques ont detisse… Au-dela de l’art informel, du tachisme, cette mise en parcelles et copeaux de la surface est un adieu dechirant a la peinture occidentale, celle qu’on voit dans les musees et les foires, et qu’on enseigne aussi dans les universites coreennes, dans les departement de peinture occidentale. A toute cette histoire de la peinture, l’artiste veut dire adieu, un adieu qui a gout d’apocalypse. C’est de cette demolition calculee de la peinture qu’elle a fait son œuvre, dans l’art contemporain, recueillant cette precieuse sciure, ces reliquats d’une chapelure chromatique, comme si l’on devait voir desormais l’image autrement : dans ses composants nus, in-supportables, car elle sait que l’ancien tableau est un coup monte, dans ses ingredients multiples et heterogenes, criant, crissant, grincant, ou alors quantitativement, en tas plus ou moins consequents de dechets bigarres. Ainsi s’expliquent ses dispositifs pour recueillir les traces de cette poudre aux yeux : de petites etageres, comme au bas de nos anciens tableaux noirs, recueillaient la precieuse poussiere, transformant en sable chamarre ce bel edifice. D’autres fois, c’est la toile meme qu’elle detisse, defaisant l’ouvrage, telle Penelope, rembobinant la pelote chromatique. Cette peau de la toile qu’elle agresse allegrement ne cherche jamais la figure, mais la matiere. La matiere chromatique est pour elle, sous des dehors impulsifs, l’objet d’une profonde meditation. Peinture abstraite et presque phenomenologique, se limitant aux elements qui rendent la peinture possible : pellicule plus ou moins epaisse, chassis, toile tissee, couleur.? Cette peinture abstractisee, Kyung Ae Hur l’approfondit, elle la fouille, elle la scarifie, avec force fantaisie qui va de la pelade a la fantasmagorie.? Loin d’etre dans la nostalgie de l’ancienne peinture, apres qu’elle ait taille et entaille la toile, elle en fait des gerbes, toupets ou lanieres, des chevelures pendant de treteaux artistiquement dresses les transforment en cascades,? des fouets, de nouveaux fils giclant dans l’espace comme ceux de l’araignee… Elle veut manger ainsi nos regards pieges par ces filets defiles que l’artiste arachneenne veut tisser autrement. Elle nous fait deglutir savamment les vues que nous pouvions avoir sur la peinture, sur l’ancienne peinture alimentaire, pour les broyer et les digerer autrement. A y regarder de plus pres, sa peinture n’est pas qu’un cataclysme de matiere : elle est composee avec beaucoup d’economie, elle est tendre et fragile, serielle et ordonnee mais parfois feerique. Kyung Ae Hur a le sens de la fete, dans la gerbe chromatique qu’elle impose au regard, ou dominent les rouges et les verts fluo. Elle se nourrit aussi du spectre des couleurs coreennes qu’on lit sur les temples, la symbolique des couleurs qui nous font vibrer, tel un? mandala ecartele, avec le grand monde. Elle transforme ainsi sa peinture en un veritable festin. Ce sont des gateaux qu’elle fabrique avec la mouture plus ou moins fine de ses toiles battues. Une cuillere nous donne a gouter cette impossible pitance, a remuer ce sulfureux cocktail. Elle recueille comme un mout precieux, dans des verres a pied pompeux, les restes de l’ancienne peinturlure : elle les transforme en un breuvage delicieux et futile qu’elle met dans des coupes pour que nous trinquions a la fin de l’art meme, dans un grand demasque de la peinture-peinture, qui prend toutes les couleurs du carnaval dans sa cartographie intime. Bonne route, Kyung Ae Hur, avec cet enivrant festin de Pierre, qui pour une fois, dans les couleurs donjuanesques pour notre oeil rassemblees, se termine bien : dans une danse d’un art gai, ludique, impetueux, explosif, serieux et regenere. |
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Michel Sicard. | ||